9
Atlanta. Géorgie.
Par la fenêtre du taxi, Paul regardait les gros nuages, empilés comme des jouets, qui encombraient le ciel. Il avait quitté son appartement en pensant ne pas le revoir avant plusieurs semaines. Personne n’avait troublé l’ordre que sa femme de ménage s’efforçait de remettre une fois par semaine. Le lit était fait, l’évier propre, le réfrigérateur débranché, ouvert et vide.
Paul sentait que sa mission avait duré suffisamment pour déranger ses habitudes, perturber l’existence qu’il s’était créée depuis sa sortie du monde secret. Mais elle avait été trop brève pour parvenir à un terme véritable, à un point culminant d’où il aurait trouvé l’énergie pour revenir à cette vie avec enthousiasme et plaisir. Il était tout simplement vidé. Le décalage horaire aidant, il se coucha sans défaire sa valise et s’endormit profondément.
La faim le réveilla à quatre heures du matin. Dans le ciel dégagé, les dernières étoiles brillaient avant que l’aube ne pointe. La ville était particulièrement silencieuse. Il pensa qu’on était dimanche. Au moins n’aurait-il pas à se demander s’il irait à la clinique. Le dimanche était le jour de visite des familles. Ses associés ne seraient pas là et le personnel très réduit.
Il s’habilla dans la perspective de traîner toute la journée chez lui : un survêtement, des baskets. Dans un placard, il dénicha quelques paquets de gâteaux, du café en poudre et du sucre, de quoi se faire un petit déjeuner passable. Il mangea en regardant le soleil se lever sur les toits plats de l’East Side. Puis il interrogea le répondeur et écouta ses messages en gardant les yeux fixés sur l’horizon qui rosissait.
En partant, il avait oublié de changer l’annonce d’accueil, si bien que la plupart des correspondants lui demandaient de les rappeler dès le lendemain. Toujours des histoires sans importance : la banque, des travaux à prévoir sur la colonne d’eau du palier, des voix de femmes mécontentes qu’il ne donne plus signe de vie, l’une d’elles en larmes. Paul avait le sentiment de faire irruption dans l’existence d’un inconnu.
Puis, tout à coup, la voix de Kerry. Cela faisait plus de sept ans qu’il ne l’avait pas entendue. Il avait cru l’oublier tout à fait, avant de se remettre à y penser depuis la visite d’Archie. Il posa sa tasse, se redressa dans le fauteuil, monta le volume du répondeur.
— Salut, Paul ! Bon, pas de chance. Tu es peut-être déjà parti. Ça m’a fait plaisir de t’entendre. Très plaisir même.
La voix était assourdie. Le ton était celui d’un monologue intime, à peine audible par moments. Paul imagina que Kerry avait dû l’enregistrer tard dans la nuit. Il se demanda dans quelle position elle se tenait pendant qu’elle parlait. Couchée sur le dos, sûrement, les yeux grands ouverts fixés sur le plafond. C’était ainsi qu’elle aimait se mettre autrefois pour faire des confidences, comme si elle cherchait l’inspiration dans un point infini situé exactement à la verticale.
— Il fait encore froid ici, à New York. Mais tout de même, c’est le début de printemps, et moi aussi, je dégèle. Depuis quelque temps, je me suis remise à faire des rêves. Figure-toi, je n’ai pas été étonnée que tu appelles. Comment disais-tu autrefois ? Nos pensées jumelles. C’est ça ?
Elle s’interrompait de temps en temps, comme si elle buvait par petites gorgées.
— Une belle paire d’imbéciles, plutôt.
Il l’imaginait en train de rire silencieusement. Elle se tut un long moment, reprit d’une voix plus grave.
— Oui, les enfants vont bien. Je suis très heureuse avec eux. Une fille, un garçon, ils sont comme je les voulais. Ils ne m’empêchent plus de dormir, mais ils se battent toute la journée. Leur père leur raconte des histoires. À moi aussi, d’ailleurs, probablement.
De nouveau le rire silencieux, à peine un souffle dans le téléphone.
— Mais je l’aime comme ça, Robin. Il faudrait que tu le connaisses. Tu sais, c’est vraiment un génie du business. Il a le don pour faire du fric avec tout ce qu’il touche. En ce moment, il s’est lancé dans la bancassurance. Ne me demande pas ce que c’est ; tout ce que je sais, c’est qu’il transforme ça en dollars. Et en plus, il a du talent pour les dépenser. Tous les soirs, tu m’entends, il rentre avec quelque chose de nouveau et de beau. J’ai des dizaines de robes dans les placards. Oui, moi ! Notre appart à Manhattan est plein d’objets d’art et de tableaux. Autant te dire tout de suite que je m’en fous. Tu sais que l’argent ne m’a jamais intéressée. Mais, bon, disons que je suis heureuse, Paul. Très heureuse, même.
Le silence qui suivit fut si long que Paul crut, cette fois, qu’elle avait coupé. Assis sur le rebord du fauteuil, il s’était penché en avant, les mains déjà tendues vers le répondeur, quand la voix reprit :
— Et pourtant, tu vois, je te réponds.
Nouveau silence.
— Je n’ai pas oublié le marché qu’on a conclu, tous les deux.
La voix était si basse qu’elle se distinguait à peine du souffle de la ligne.
— Si tu m’affirmes que, cette fois, les conditions sont réunies… vraiment réunies comme on l’a dit… alors, il faut que tu saches…
Cette fois-ci, au bout d’un long silence, le haut-parleur se mit à siffler. Le message était terminé. Paul appuya fébrilement sur les touches. Aucune suite n’était enregistrée et il n’y avait pas d’autre message.
Le soleil était maintenant haut, bien au-dessus de la forêt des cheminées et des antennes. Paul se leva et curieusement la litanie d’une prière russe lui revint en mémoire. Sa mère la récitait avec lui le soir dans les coins aux icônes quand il avait cinq ou six ans. Il avait oublié les paroles, mais il se souvenait qu’elle parlait du lien immatériel qui existe entre les êtres. Quoique ni Kerry ni lui n’eussent rien de saints personnages, un souffle les reliait, qui était de la même essence que les anges. En tout cas, c’était ce qu’il pensait dès qu’elle était loin. Quand ils étaient ensemble, c’était autre chose.
Il saisit sa trompette et joua le vieil air d’Armstrong, bouilli à toutes les sauces, mais qui ne cessait pas pour autant d’avoir la même inimitable saveur : « It’s a wonderful world. » Il le rejoua une deuxième fois, encore plus fort. Une troisième, en soufflant si puissamment qu’il finit par voir des étoiles. Puis il s’arrêta et, dans le silence épais qui fit suite au cri de la trompette, il entendit une voix intérieure, une voix qui, en vérité, était tout à fait celle de Kerry.
« Si les conditions sont réunies… », disait-elle.
C’était la phrase qui ruinait toutes les autres, le rappel d’une condition qui ne serait jamais réalisée. « Eh bien, non, Kerry, finalement les conditions ne sont pas réunies. C’était ni plus ni moins une mission foireuse et elle est déjà terminée. » Il resta debout, les bras ballants, et laissa tomber la trompette sur le tapis.
« Maudit soit Archie et ses idées imbéciles », pensa-t-il. Maudit soit-il lui-même d’avoir laissé entrevoir cette possibilité à Kerry.
Il saisit une bouteille posée sur le rebord de la baie vitrée et la jeta violemment vers le piano. Puis il se mit à déambuler dans l’appartement. Du regard, il cherchait quelque chose d’autre à casser, plus grand qu’une bouteille, à la mesure de sa colère. Le seul exutoire qu’il trouva fut son VTT. Il le mit sur l’épaule, prit l’ascenseur jusqu’à la rue et se lança dans les avenues vides où traînaient quelques sans-abri hagards.
Il revint en début d’après-midi, anéanti de fatigue, assoiffé, les cuisses en feu, mais calmé. Il prit une longue douche puis enfila un pantalon de karaté. Il avait dominé son émotion en se composant un programme simple et clair pour la semaine à venir. Le lendemain, il devait rédiger un premier jet de son rapport. Il irait à Providence pour remettre ses conclusions et clore sa mission. Ensuite, plus jamais on ne l’y reprendrait à dévier de la voie qu’il s’était tracée. Médecin il était devenu, médecin il resterait. Archie et tous les autres pouvaient payer le prix qu’ils voulaient, il ne serait plus jamais à vendre.
Il défit sa valise et mit ses papiers en ordre sur un bureau, pour commencer à préparer son rapport. Au bout d’une heure, il réécouta le message de Kerry très calmement cette fois. Il le repassa quatre fois puis, d’un coup, l’effaça. Ensuite, il s’allongea sur son lit et dormit.
Une sonnerie l’éveilla en plein milieu de la nuit. Il tituba jusqu’au téléphone fixe, mais, en décrochant, il comprit que l’appel était dirigé vers son portable. Personne ne le joignait jamais là-dessus. Il ne s’en servait que pour appeler. L’écran marquait deux heures trente-quatre du matin.
— Cawthorne à l’appareil.
Paul se souvint qu’il avait laissé exceptionnellement le numéro de son portable au major, puisqu’il était en déplacement.
— Si vous êtes toujours à Londres, j’aurais aimé vous voir aujourd’hui.
— C’est impossible, gémit Paul en se frottant le visage. Je suis rentré aux États-Unis.
— Oh, je vous croyais toujours en Europe. Mais, alors, pardon ! Ce doit être la pleine nuit chez vous. Je suis vraiment désolé, je rappellerai.
— Non, major, ne raccrochez pas. J’étais, heu, réveillé… Vous ne me dérangez pas. Nous pouvons parler maintenant.
— En ce cas, voici : je vous appelle à la suite de notre petite conversation…
— Oui ?
— J’ai repensé à ce que vous m’avez dit, vous comprenez ?
Paul se mit debout, le portable à l’oreille, et de sa main libre sortit une canette du réfrigérateur.
— Vous avez changé d’avis sur l’affaire de Wroclaw ? Il y a du nouveau, peut-être ?
— À vrai dire, ni l’un ni l’autre. J’ai seulement été intrigué par le détail que vous m’avez donné.
— Quel détail ?
— Vous m’avez interrogé sur le lien éventuel avec une maladie infectieuse, vous vous souvenez ?
— Bien sûr, je vois. Le choléra.
— Humm…
Il y eut un blanc au bout du fil. Paul imagina le major raide d’indignation devant cette nouvelle indélicatesse américaine, lui qui s’efforçait de tout désigner par périphrases.
— Par curiosité, reprit-il, nous avons injecté cette donnée dans nos ordinateurs, pour voir ce qui en sortirait.
Paul se demanda si cette référence à l’informatique était une manifestation d’ironie ou une occasion pour Cawthorne de faire prendre une revanche à la technologie britannique.
— Et qu’est-ce que vous en avez sorti ?
— Nous avons passé en revue la production de nombreux mouvements radicaux que nous observons régulièrement et nous avons cherché s’il pouvait y avoir une corrélation avec… humm… l’affection que vous avez mentionnée…
— Et vous êtes tombés sur quelque chose ?
— Oui. Et c’est assez inattendu, vous verrez. Il ne s’agit pas du tout du groupe à propos duquel vous étiez venu m’interroger.
— Ce n’est pas le FLA. Mais qui, alors ?
— Ecoutez, grommela Cawthorne qui paraissait de plus en plus mal à l’aise. Nos lignes téléphoniques ne sont pas protégées. Je préférerais vous envoyer ces informations sur des terminaux codés.
— Je serai tout à l’heure à Providence.
— Plaît-il ?
— Je veux dire que je vais au siège de notre agence qui se trouve à Providence, dans l’État de Rhode Island. Ils ont tout ce qu’il faut là-bas comme lignes sûres. Mike Bell peut vous joindre dans l’heure qui vient pour vous donner les numéros.
— Qu’il m’appelle à mon bureau.
— Je le préviens tout de suite.
Le major devait sentir que Paul, au comble de l’excitation, était prêt à raccrocher. Il haussa la voix pour qu’il l’écoute encore un peu.
— Nous avons fait des recoupements, Matisse. À mon sens, c’est une piste sérieuse. Vous savez que je n’aime pas en dire plus qu’il ne faut.
— Merci. Vraiment merci, vous êtes extraordinaire, major.
— Paul ?
— Oui.
— Faites attention si vous vous engagez dans cette direction. Par certains côtés, je crois que les gens en question sont encore plus dangereux que ceux dont nous nous occupons. Vous me comprenez ?
— OK, major. J’ai bien entendu. Nous serons très prudents.
À peine avait-il raccroché qu’il composait le numéro d’American Airlines. Le premier vol pour Boston partait à sept heures. Il prit une réservation, s’habilla en hâte et referma la valise qu’il n’avait pas défaite.
« Si les conditions sont réunies… », pensait-il.
Il chantait à tue-tête, en claquant sa porte.